Justice et indulgence : repenser l’incarcération dans notre société

L’emprisonnement est-elle la seule réponse possible à un crime ou un délit ? Depuis la période des Lumières, l’emprisonnement s’est communément imposé comme le moyen punitif privilégié des sociétés pour sanctionner les écarts de conduite de leurs membres. Aujourd’hui, cette évidence d’un système carcéral organisé autour de la pratique de l’emprisonnement, vieille de plusieurs siècles, reste de marbre. Pour autant, sommes-nous bien sûrs de l’efficacité et de la souhaitabilité d’un tel système ? Ne pouvons-nous pas imaginer des alternatives ? C’est ce que nous allons voir en nous intéressant à l’exemple de la gestion des cas politiques par la justice française. 

 

Un régime pénal alternatif ? L’exemple de l’indulgence vis-à-vis des politiques

Nombreux sont les responsables politiques à avoir toujours évité l’emprisonnement, et ce parfois malgré de multiples condamnations. C’est le cas de Jérôme Cahuzac, ancien ministre de l’Économie, condamné en 2018 pour fraude fiscale et blanchiment ; Nicolas Sarkozy, ancien président de la République poursuivi pour trafic d’influence, financement illégal de campagne et corruption ; ou encore plus récemment de Donald Trump. Pourquoi donc les politiques semblent-ils toujours échapper à l’emprisonnement ?

 

Un début de réponse se trouve dans les concepts de l’irresponsabilité présidentielle et de l’immunité parlementaire, initialement prévus pour garantir la stabilité de l'État et préserver la continuité du pouvoir.

 

Sous l’Ancien Régime, on considérait que « le roi ne peut mal faire », une doctrine qui protégeait le souverain de toute forme de jugement et d’accusation, en affirmant que ses actes représentaient l’autorité suprême et infaillible de l'État. Ce concept d’irresponsabilité a été adapté à la fonction présidentielle sous la Vème République, garantissant au président une protection judiciaire pendant toute la durée de son mandat. L'immunité parlementaire, quant à elle, a été instaurée pour protéger les élus des représailles politiques, empêchant que les conflits d’opinion se traduisent par des poursuites judiciaires abusives. Bien que notre constitution prévoit des annulations possibles de ces exceptions pénales, celles-ci sont assez rares. 

 

Par ailleurs, la nature des délits commis par les responsables politiques est généralement plus complexe, et donc plus difficile à juger, que les délits, dits “classiques”, qui pourraient être commis par un citoyen lambda. De même que la défense (via leurs avocats) des dirigeants politiques n’a pas grand chose à voir avec la défense à laquelle peut (économiquement) prétendre un citoyen moyen.  

 

En faisant la réunion de ces trois éléments, on observe que les responsables politiques jouissent donc d’un traitement différencié par la justice vis-à-vis du reste de la population, avec des peines de prison ferme à domicile, des peines souvent aménagées ou encore des peines de sursis. 

 

Cependant, l’indulgence de la justice française envers les responsables politiques ne pourrait-elle pas servir de point de départ pour repenser le système carcéral dans son ensemble ? Ainsi, bien que souvent perçue comme un privilège injuste, cette indulgence pourrait en réalité inspirer un modèle de justice plus équilibré pour tous. Si l’on admet que des peines aménagées ou alternatives à l’incarcération sont possibles sans compromettre la sécurité publique, pourquoi ne pas appliquer cette même bienveillance à l’ensemble des citoyens ?

Réformer la justice : vers un modèle plus équilibré et universel

En effet, si l'indulgence prétendue de la justice envers les politiques pourrait soulever des questions de cohérence démocratique, elle met en lumière une problématique plus vaste : celle de la finalité même de la justice dans notre société. Au-delà des privilèges conférés aux représentants de l’État - qui pourraient constituer une problématique intéressante à traiter à part entière - il serait pertinent de se demander si le modèle punitif dominant est véritablement adapté aux enjeux contemporains.

 

C’est ce que résume Montesquieu dans De l’esprit des lois (1748) : « lorsque la peine est sans mesure on est souvent obligé de lui préférer l’impunité ». Dans cet ouvrage, Montesquieu fait l’éloge d’une « douceur des peines », d’une loi qui devrait se conformer à l’« esprit de modération », affirmant que la cruauté pénale se révèle contraire à son propre but – l’impunité encourageant la délinquance.

 

Dès lors, ne pourrait-on pas étendre l’indulgence et la tolérance dont bénéficient les responsables politiques à l’ensemble de la société ? Ne faudrait-il pas préférer, lorsque cela est possible, un aménagement de peine, ou d’autres alternatives à l’emprisonnement ? Plutôt que choisir l’emprisonnement comme manière systématique de punir un crime ou un délit, peut-être pourrions-nous envisager des alternatives à la prison, afin d'encourager un système pénal plus réfléchi et moins basé sur un désir de vengeance ?

 

Des mesures spécifiques pourraient être appliquées pour encourager la réhabilitation sans détruire la vie sociale des condamnés, comme des travaux d'intérêt général, de la probation renforcée ou des amendes significatives. Ces peines pourraient donc parfois être préférables à l'incarcération, qui souffre aujourd’hui de nombreux problèmes : surpopulation (120% de taux de surpopulation en France en 2023) ; gouffre économique (l’incarcération des détenus coûte plusieurs milliards d'euros chaque année) ; manque d’efficacité (60 % des personnes condamnées à une peine de prison en France sont à nouveau condamnées dans les cinq ans suivant leur libération).

 

Enfin, repenser les peines judiciaires nous invite à interroger la finalité même de notre système pénal : doit-il éduquer, punir ou réhabiliter ? Au-delà de la question de l’indulgence judiciaire vis-à-vis des décideurs politiques, c’est donc notre conception même de la justice que nous devons interroger. Si la société civile souhaite un système plus équitable, où l’indulgence ne serait pas un privilège réservé aux élites, alors une réflexion collective sur la finalité de la peine s’impose. 

 

Quel type de société souhaitons-nous construire et quelle place y donner à la justice ? Le retour de la question du sens dans le milieu carcéral est en réalité un enjeu sociétal essentiel. Avant de privilégier systématiquement l’emprisonnement ou même de nous poser la question des peines à adopter, nous devons nous poser la question suivante : quel sens voulons-nous donner à notre système pénal ?


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Sources